179.
Grésillement. Dans la hutte de Kim tous les écrans informatiques renvoient la même image, celle du visage angélique recouvert de longs cheveux de Daniel Katzenberg.
« Le prophète qui a renoncé. »
Les deux jeunes gens découvrent progressivement la vie du frère défunt à travers plusieurs articles sur Internet. À sept ans, il se révèle un excellent joueur d’échecs grâce à ce qu’il nomme lui-même une « perception des probabilités d’enchaînements des coups ». Probabilité. Le mot est lâché. Il se passionne pour les arborescences de probabilités et rédige, à treize ans, un mémoire sur son maître à penser, Christiaan Huyghens, qui le premier a écrit, sur les conseils de Blaise Pascal, « La Théorie des Probabilités » en 1657.
À partir de lancers de dés, puis de tirages de cartes à jouer, ce savant néerlandais, surtout connu pour ses travaux d’astronomie, parvient à ouvrir une réflexion qui l’aidera à définir l’univers comme un champ de probabilités.
Passant de la théorie à la pratique, après avoir évolué dans le milieu des compétitions d’échecs, le jeune Daniel Katzenberg se met au poker grâce à quoi il amasse une fortune dès l’âge de quinze ans. Puis, à dix-huit ans, il se lance dans les jeux de casino dont il est finalement interdit de pratique pour cause de victoires suspectes.
Au moment de sa première arrestation il signale : « Je n’ai pas triché, j’ai juste réfléchi aux probabilités. » Sa réputation grandit dans les milieux mathématiciens. C’est précisément à cette époque qu’il est récupéré pour travailler au département « Assurance-Vie » de la grande firme « Futur-Assurances ». Là, on lui fournit les moyens nécessaires à ses recherches sur les arborescences de possibilités et il crée un premier laboratoire de tests où sont étudiées toutes sortes d’hypothèses de futur. C’est le premier à estimer de façon précise les chances de survie lors de tremblements de terre, de typhons, de tsunamis, d’épidémies de grippes, de guerres, même de manifestations, le tout grâce à des algorithmes considérés comme révolutionnaires par ses collègues.
Vu son jeune âge et ses théories avant-gardistes, Daniel Katzenberg devient rapidement la star de la profession. Il multiplie les expériences de tests de survie jusqu’au moment où il provoque son premier accident. Un de ses cobayes meurt écrasé par un poids lourd sur une bande d’arrêt d’urgence d’autoroute pour vérifier son calcul de probabilité de temps de survie.
Il provoque un second accident mortel en demandant à un cobaye de rester sur un terrain de golf avec un sac de clubs lors d’un orage. L’homme, foudroyé au bout de 17 minutes 25 secondes, décède sur le coup.
Dès lors, loin de s’excuser ou de renoncer, Daniel Katzenberg annonce que, pour les prochaines expériences de calcul de probabilités d’accident mortel, il utilisera comme cobaye sa propre personne.
Il expérimente lui-même plusieurs situations dangereuses : voiture précipitée dans un fleuve, incendie de grange, pendaison. Chaque fois, un comparse doit le sauver in extremis.
C’est pour cela qu’il a sauté du haut de la tour Montparnasse avec son copain dans le camion.
Suite à diverses plaintes, les dirigeants de Futur-Assurances demandent à leur jeune prodige de fermer son laboratoire et de se contenter d’un simple bureau de calculs théoriques et non pratiques dans leurs locaux.
C’est à cette époque qu’il a dû construire son laboratoire secret dans la coursive du dernier étage de la tour Montparnasse. Pour continuer d’analyser les probabilités de mourir dans les circonstances les plus banales ou les plus extraordinaires. Ses expérimentations se sont poursuivies sans l’autorisation de sa hiérarchie.
C’est à la même époque que Daniel Katzenberg va rejoindre son père au ministère de la Prospective. Là il étudie plus largement l’évolution de l’humanité modélisée comme une suite de scénarios associés à des probabilités qu’il analyse, décortique, raffine, au fur et à mesure que l’actualité se déroule. Ses recherches le conduisent à alerter les politiciens sur les dangers d’une croissance démographique non maîtrisée et d’un gaspillage des ressources planétaires.
Nous en étions arrivés aux mêmes conclusions.
Mais ses travaux n’avaient pu être utilisés par le gouvernement qui les considérait comme inadaptés aux enjeux politiques du moment.
Kim Ye Bin semble très impressionné.
— Bon sang, dire que j’ai vu ce type vivant. C’était un génie. S’il avait continué de vivre, il aurait pu…
— Il aurait pu, mais il n’a rien fait. Les autres ont des excuses, ils ne savent pas. Lui n’a aucune excuse. Il savait.
— Il a quand même fait avancer les choses, Princesse.
La belle affaire ! Pour impressionner quelques spécialistes en assurance-vie ? Pour tester, par curiosité morbide, combien de temps un pauvre type pouvait survivre sur une bande d’arrêt d’urgence ?
— Il aurait mieux fait de réfléchir à la façon dont sa propre espèce pourrait espérer s’en tirer, cher Marquis.
L’humanité ne dispose pas de bande d’arrêt d’urgence.
— Il l’a fait vers la fin. C’est ça qui l’a déprimé, reconnaît le Coréen.
— Pauvre chochotte ! Monsieur le grand génie a le blues parce qu’il voit que l’humanité a des soucis. Mais si tout allait bien, on n’aurait aucune raison de se donner du mal ! C’est parce que rien ne va que nous devons agir.
— Ton frère…
— Il est déjà oublié. Son travail également. Que restera-t-il de sa pensée et de son œuvre ?
— Mais tu te rends compte de ce qu’il a accompli, Princesse ?
— Rien. Tant que les journaux et le grand public ne sont pas au courant, c’est comme s’il n’avait pas existé, Marquis.
Et puis il est mort. Il s’est suicidé. Il a renoncé. Les morts ont toujours tort. Ce n’était qu’un…
— Ce n’était qu’un idiot. Il avait besoin d’aide.
… Il avait besoin de moi.
— Par orgueil, il a cru qu’il pourrait tout faire seul. Ensuite, quand il a vu qu’il n’y arrivait pas, au lieu de reconnaître qu’il lui fallait m’appeler à la rescousse, il a préféré tout laisser tomber. Quel… imbécile ! profère-t-elle.
— Étymologiquement : « qui marche sans se faire aider d’une béquille » ? n’est-ce pas, Princesse ?
Elle ne relève pas, agacée d’être battue sur son propre terrain. Elle repense à Daniel.
Il ne suffit pas de savoir, il faut communiquer sur ce savoir. Sinon c’est de la pensée inutile.
— Tu es en colère. Tu ne te rends pas compte de l’être extraordinaire qu’était ton frère !
— Un prétentieux !
— Il a été touché par la grâce, il a été illuminé.
— Il a perdu espoir. C’était un faible. C’est bien la peine d’avoir ce niveau d’intelligence et de conscience pour finir en tas écrabouillé au bas d’une tour.
— Il n’avait pas complètement tort, reconnaît-il.
C’est alors que Cassandre prononce lentement :
— Si, cher Marquis, mon frère Daniel avait complètement tort. On peut sauver les gens. On peut sauver le monde. L’ancienne Cassandre a échoué. L’ancien Daniel a échoué. Le nouveau Daniel a échoué. Mais… moi je vais réussir. Grâce à vous. Les déchets, les proscrits, les résidus de la société. Comme le compost va permettre de sauver le petit prunier.
— Hé ho, pas d’insultes, on n’est pas du compost, Princesse.
La jeune fille aux grands yeux gris clair ne se donne pas la peine de répondre.
— Nous ne sommes peut-être que cinq, mais nous pouvons dévier le trajet funeste du troupeau aveugle, insiste-t-elle.
— Ils sont trop nombreux, dit Kim.
— « Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison. » Je crois que cette phrase est sur l’un de tes tee-shirts.
Elle se lève.
— À présent il n’y a plus que nous dans ce pays pour s’intéresser au futur. Il va falloir développer notre Ministère Officieux de la Prospective. C’est aussi simple que ça. Et je compte sur toi, Marquis.
Kim revient sur la photo du jeune homme aux cheveux indisciplinés.
— Et si ton frère Daniel avait raison ?
Cassandre se refuse à argumenter.
Ils vivent tous dans la peur. Même Kim. Même Esméralda, Fetnat ou Orlando. Ils sont tous résignés. Dès l’école, on leur insuffle la peur pour qu’ils ne soient pas tentés de commettre des actes de bravoure. La peur. Même mon frère a été touché par cette maladie, et il en est mort.
— Bonne nuit, dit-elle en se levant brusquement.
Elle quitte la hutte de Kim et s’en va grimper sur la montagne de poupées.
De là-haut, elle observe les lueurs de la décharge, tandis que les petits corps de plastique roulent sous ses pieds. Elle essaie de cracher, mais n’y arrive pas. Elle doit s’y reprendre à plusieurs fois avant de produire un projectile digne de ce nom. Puis elle rentre et s’enfonce sous plusieurs épaisseurs de draps alors que l’orage s’est remis à gronder.